La dangerosité des drogues : entre paniques morales et faits scientifiques.

Comment peut-on savoir si les drogues sont dangereuses ? Et si oui à quel point ? Qui croire dans un monde où les paniques morales forgent des politiques publiques et où les scientifiques, quels que soient leur discipline, ne sont que peu ou pas écoutés ? En fait, il est intéressant de savoir que cette manie de s’appuyer sur des anecdotes, des rumeurs et des paniques morales ne date pas d’hier. On pourrait même remonter, en ce qui concerne la France, à l’année 1800.

Mais je vais me concentrer dans cet article sur la manière dont des scientifiques et experts du domaine pratiquent le sujet de la dangerosité des drogues et leur encadrement légal. Quand je parle d’experts, j’entends des drogues, de leurs effets sociaux et biologiques, de l’addiction, des politiques publiques tout autour, etc.

Une échelle rationnelle pour attester des dommages liés aux drogues et à leur mésusage potentiel ?

En 2007 est publiée l’étude Development of a rational scale to assess the harm of drugs of potential misuse Nutt, D., King, L. A., Saulsbury, W., & Blakemore, C. (2007). Development of a rational scale to assess the harm of drugs of potential misuse. The Lancet, 369(9566), 1047–1053. doi:10.1016/s0140-6736(07)60464-4 qui a pour objectif d’évaluer les risques de chacune des drogues afin de proposer une politique publique basée sur des faits et non pas des peurs et des croyances. On peut y voir une comparaison des classifications officielles au Royaume-Uni avec une évaluation de celle-ci basée sur des données scientifiques.

Il existe trois classes de drogues au regard de la loi britannique, de A qui représenterait les plus dangereuses des drogues, à C qui sont tout de même considérées par le gouvernement britannique comme “très dangereuses”. Il n’y a pas de logique particulière dans ce classement, seules les peines relatives à l’usage, la possession et la vente varient quelque peu.

On peut voir que le classement imposé par le gouvernement britannique ne correspond pas vraiment au résulat de l’étude. On trouve par exemple dans la classe A le LSD et l’ecstasy qui sont loin d’être dans le top 5 ou même le top 10 des drogues les plus nocives à cette époque. Ainsi, vendre du LSD au Royaume-Uni peut valoir la prison à vie, et simplement en posséder peut valoir jusqu’à 7 ans de prison, les peines sont extrêmement répressives.

Classement des drogues selon les experts en 2007 mis en tension avec la classification officielle britannique. Nutt, D., King, L. A., Saulsbury, W., & Blakemore, C. (2007). Development of a rational scale to assess the harm of drugs of potential misuse. The Lancet, 369(9566), 1047–1053. doi:10.1016/s0140-6736(07)60464-4

Quand on voit ce classement, on peine à comprendre comment le gouvernement britannique décide de quelle drogue est dangereuse et quelle drogue ne l’est pas. Mais voyons d’abord comment est construite cette “échelle rationnelle” pour évaluer les dommages causés par les drogues, proposée par David Nutt et son équipe.

"Trois facteurs principaux déterminent les dommages associés à toute drogue susceptible d’être consommée : les dommages physiques causés par la drogue à l’usager individuel, la tendance de la drogue à induire une dépendance et l’effet de la consommation de drogue sur les familles, les communautés et la société."

Ensuite, chaque facteur est décomposé en 3 sous parties :

  • Dommages ponctuels graves
  • Dommages chroniques
  • Dommages au niveau intraveineux
  • Intensité du plaisir
  • Dépendance psychologique
  • Dépendance physique

 

  • Liés à l’intoxication
  • Autres dommages sociaux
  • Coûts des soins

L’évaluation de la capacité à causer des dommages physiques – c’est-à-dire des dommages aux organes ou aux systèmes – implique un examen systématique de la marge de sécurité en termes de toxicité, ainsi que de la probabilité de produire des problèmes de santé à long terme. 

La dépendance quant à elle implique des éléments interdépendants, les effets plaisants de la drogue et leur capacité à produire un comportement propre à la dépendance. 

Enfin, les drogues peuvent nuire à la société de plusieurs manières : par les divers effets de l’intoxication, par les dommages causés à la vie familiale et sociale, et par les coûts pour les systèmes de soins de santé, d’aide sociale et de police. Les drogues qui conduisent à une intoxication intense sont associées à des coûts énormes en termes de dommages accidentels causés au consommateur, aux autres et aux biens publics comme privés.

Dans cette étude, chaque critère (9 au total) se voyait attribuer un score de 0 (aucun risque) à 3 (risque extrême) et chaque drogue se voyait donc attribuer un score moyen pour la placer par rapport aux autres. 

Ces scores ont été demandés à un groupe de psychiatres et un groupe d’experts indépendants avec une plus large expertise (chimistes, pharmacologues, etc). Et cela a donné ceci :

Corrélation entre les scores moyens venant des experts indépendants et des psychiatres spécialistes de l’addiction. 1 – Héroïne ; 2 – Cocaïne ; 3 – Alcool ; 4 – Barbituriques ; 5 – Amphétamine ; 6 – Méthadone ; 7 – Benzodiazépines ; 8 – Solvants ; 9 – Buprénorphine ; 10 – Tabac ; 11 – Ecstasy ; 12 – Cannabis ; 13 – LSD ; 14 – Stéroïdes. Nutt, D., King, L. A., Saulsbury, W., & Blakemore, C. (2007). Development of a rational scale to assess the harm of drugs of potential misuse. The Lancet, 369(9566), 1047–1053. doi:10.1016/s0140-6736(07)60464-4

Les deux groupes étaient très proches dans leurs évaluations de chaque drogue. Et cela contrastait donc beaucoup avec le classement légal. Je vous partage la table des résultats pour une vue d’ensemble plus précise.

Scores moyens des groupes indépendants dans chacune des trois catégories de dommages, pour 20 substances, classées selon leur score global, et scores moyens pour chacune des trois sous-échelles ; le maximum est 3.0 et le minimum 0.0. Nutt, D., King, L. A., Saulsbury, W., & Blakemore, C. (2007). Development of a rational scale to assess the harm of drugs of potential misuse. The Lancet, 369(9566), 1047–1053. doi:10.1016/s0140-6736(07)60464-4

Bien sûr, c’est une première étude et certaines choses sont discutables. Les avis d’experts sont intéressants, mais restent des avis qui ne valent pas une étude scientifique ou une méta-analyse pour attester de la dangerosité d’une drogue. Cependant, lorsqu’il s’agit d’établir des politiques publiques, il ne paraît pas absurde de nous appuyer sur des experts pour le faire correctement.

De plus, des critères peuvent paraître curieux, comme le fait de compter le plaisir procuré par une drogue dans les dommages liés à la dépendance. Le plaisir ne signifie pas qu’une dépendance va s’installer, et peut même procurer des bienfaits à la personne sur le court et long terme.

Mais c’est une première étude qui permet déjà de poser les bases d’une évaluation des dommages liés aux drogues de manière plus objective, avec une méthode améliorable. David Nutt nous partage une critique qu’il a prise en compte dans son livre Drugs Nutt, D. (2020). Drugs without the hot air: Making sense of legal and illegal drugs. Bloomsbury Publishing. .

"Une autre critique du papier de 2007 dans The Lancet était le fait que nous avons calculé le score final de dommage en donnant à chaque facteur le même poids, alors qu’en fait certains pouvaient être plus importants que d’autres. […] L’analyse décisionnelle multi-critère (MCDA) est une technique souvent utilisée dans des situations où une décision doit prendre en compte différentes sortes d’informations, et où il y a tellement de dimensions que les conclusions ne peuvent être aisément tirées d’une simple discussion. Le MCDA sépare un problème en plusieurs critères, et ensuite compare ces critères les uns avec les autres pour apprécier leur importance relative. Ces critères peuvent inclure à la fois des mesures objectives et des jugements de valeur subjectifs, et peuvent incorporer un élément d’incertitude."

C’est grâce à cette étude que la science des effets des drogues sur l’individu et la société a pu avancer. David Nutt a impulsé une autre manière d’observer les phénomènes liés aux drogues, en favorisant une politique basée sur les preuves. Après cette étude, de nombreuses autres ont été menées, jetez-y un œil dans l’article suivant !

Bibliographie

Nutt, D., King, L. A., Saulsbury, W., & Blakemore, C. (2007). Development of a rational scale to assess the harm of drugs of potential misuse. The Lancet, 369(9566), 1047–1053. doi:10.1016/s0140-6736(07)60464-4

Nutt, D. (2020). Drugs without the hot air: Making sense of legal and illegal drugs. Bloomsbury Publishing.